• La Constitution du carbonarisme moderne

    Constitution du carbonarisme moderne

     

    Par A-R Königstein

     

    1. - Le carbonarisme moderne se donne pour but de n'en avoir aucun. Il n'est pas un moyen ou un outil au service d'une cause ; il ne peut ni ne doit être instrumentalisé par les hommes qui croiraient pouvoir s'en servir. Car il eut trop à souffrir des hommes qui par le passé récupérèrent son auguste patronage mais le soumirent au lit de Procuste de leurs intérêts mesquins et temporels. Le carbonarisme traditionnel enfonce ses racines dans une contre-culture millénaire, et il a survécu et revient aujourd'hui grâce aux hommes qui le rejoignent, mais qui mourront avant lui, de telle sorte que c'est chimère et sottise que de croire pouvoir utiliser le carbonarisme à d'autres fins qu'elle-même. Nul ne peut être Bon Cousin Carbonaro en vue de telle ou telle chose, car le carbonarisme, comme Art de la nature, ne renvoie à d'autres fins que lui-même, et il restera à jamais sa propre fin.

     

    2. - Toutefois, s'il est une chose sur laquelle tous les Carbonari s'entendent de par le monde, c'est bien la suivante : le carbonarisme traditionnel, et son rameau contemporain qui est le néo-carbonarisme, travaillent, par essence, à l'abolition de la domination et de la soumission entre les hommes. Ainsi donc, lorsque les Carbonari se rassemblent en Vente de Charbonnerie, le lien qui les unit les uns aux autres est sans méfiance, sans peur et sans violence.

     

    3. - C'est la raison pour laquelle nul ne peut être reçu Carbonaro s'il est esclave ou maître. Si dans les temps anciens la Maîtrise était un magistère, et la compétence reconnue par tous au Travail, aujourd'hui, la Maîtrise s'est perdue dans la domination. Elle n'est plus autorité mais pouvoir ; elle n'est plus puissance mais coercition. De cette maîtrise-là, le Carbonaro ne veut point. Quant à l'esclavage parmi les hommes, les deux cent dernières années ont fait triompher sur toute la surface du globe les idées émancipatrices de la démocratie, contre les tyrannies religieuses et politiques. Pour autant, ce n'est pas parce que les maîtres abusifs sont pointés et reconnus, que les esclaves sont libres ; et la gangrène humaine consiste en cela : que les hommes aiment inconsidérément se réduire eux-mêmes en esclavage pour n'avoir point à supporter le poids de leur liberté. Aussi le Carbonaro se refuse-t-il à être esclave, car même s'il n'y avait plus de maître, il subsisterait des esclaves qui s'empresseraient d'élever parmi la foule des opprimés quelque nouvelle brute qui les jugulerait et les tyranniserait.

     

    4. - Si la comédie du monde offre le désolant spectacle d'une lutte entre Opprimés et Oppresseurs, les opprimés d'aujourd'hui rêvant d'être à leur tour les oppresseurs de demain, la Vente de Charbonnerie veut être ce sanctuaire où naît et croît le nouveau type d'homme pourchassé également par la haine des uns et des autres : l'Artiste.

     

    5. - Mais comme le siècle passé a donné l'enseignement aux Carbonari du carbonarisme moderne que la révolution politique ne suffit pas pour que l'homme échappe à la roue de feu de la domination et de la soumission, ils ont conçu que la cause en était la nature des lois. Car on ne rend pas les hommes meilleurs en leur imposant un règlement ou une législation pour poursuivra le crime. Tout au plus leur fait-on redouter la sanction, et ainsi eux-aussi vivent-ils dans la peur et le mensonge. C'est pourquoi, contre la parole des juristes qui veulent cerner par un code la liberté, les Carbonari ont-ils préféré promouvoir la parole poétique, celle des rites ancestraux et archaïques de leur bonne Charbonnerie, qui témoigne en elle-même de l'égalité des hommes réconciliés avec eux-mêmes, entre eux-mêmes et avec le monde. Mais cette parole rituelle et poétique, parce qu'elle est ouverte à l'interprétation, exige des initiés qu'ils produisent eux-mêmes les principes qui ne sont plus énoncés de manière univoque par une autorité politique. Aussi le néo-carbonarisme est-il révolutionnaire en ce qu'il fait ici et aujourd'hui des Artistes, et non pas des législateurs pour la société de demain qui imposeront à d'autres leur conception de la liberté.

     

    6. - Dans les temps anciens, la Charbonnerie était une initiation de métier destinée à des hommes loin de tout commerce civilisé, et qui furent contraint de sacraliser la violence et la destruction qui était le cour de leur vie, afin qu'ils la puissent endurer en lui donnant sens. Chemineaux naissants sans le baptême, agonisants sans un prêtre dans le drap unique où ils furent accouchés, vivants dans des campements itinérants de baraques au fond des forêts, n'ayant ni commune ni église, mêlés aux sorciers, aux brigands, aux parjures, aux excommuniés et aux maquisards, les Charbonniers abritèrent en leurs Ventes tous ceux que la cité ne pouvait souffrir. Leur Travail même portait la marque de la damnation, puisqu'il vivaient de la Forêt, asile protecteur de leur différence, qu'ils sacrifiaient et brûlaient. Ainsi devaient être les songes des Bons Cousins Charbonniers avant que Rome ne vienne les évangéliser, emplis d'images troubles de transgression, de sacrifice, de violence et de mort. Alors, puisque de tels spectres hantaient leurs songes, puisqu'il fallait vivre avec cette malédiction, plutôt que de la condamner, le peuple du Prophète de la Forêt s'ingénia à la convertir en sacré. Ainsi naquirent les rituels primitifs de la Charbonnerie, comme une magie sombre par laquelle les gueules noires de la Forêt, les rois de la Hache et les maîtres des bas-Fourneaux retrouvaient entre eux une dignité que la cité leur refusait.

     

    7. - Mais cette société qui les refusait, Les Bons Cousins n'en voulurent point non plus. Rejetés par ce monde où les honneurs étaient rendus à la richesse et à la puissance, où le pauvre était condamné au mépris, ils eurent la force de fonder un ordre social où les valeurs s'inversèrent. Ainsi donc formèrent-ils dans les forêts les plus reculées des sociétés d'entraide, fondées non sur la richesse, parce qu'il n'avait rien, mais sur la fraternité, car ils en avaient besoin ou ils mourraient chacun pour soi dans la misère. Ainsi vécurent ces flibustiers des mers vertes, ces anges noirs de l'utopie, à cent lieues de l'autoritarisme centralisé, jacobin et pacificateur naissant. Babylone leur refusait l'humanité et magnifiait l'égoïsme des plus puissants ? Qu'à cela ne tienne ! Eux, en leurs forêts, allaient fonder des communautés où l'égalité stricte des droits et la communauté des biens était réelle. Ainsi étaient les Bons Cousins Charbonniers, qui, en renversant les valeurs d'un monde qui les refoulait, allaient fonder les premières communautés de partageux, où le pacte entre Bons Cousins se scellait souvent dans le sang, lorsque citadins, païens, prêtres ou soldatesques s'entendaient à répandre la civilisation à coups de sabres et d'évangiles. Partageux, ils l'étaient, car quel fol parmi eux aurait pu proclamer que la forêt lui appartenait à lui plus qu'à un autre ? Aussi, la terre, leur mère, qui portait le ciel, leur père n'appartenait à personne, car tous lui appartenaient.

     

    8. - C'est pourquoi le carbonarisme ne se reconnaît pas plus aujourd'hui qu'hier dans les lois de la société actuelle, fondée sur la propriété des biens, et l'exploitation du travail d'autrui, et n'accepte que celles de la République du Maquis. Les Carbonari ne doivent donc pas obéissance au Prince de leur temps, car ils ne se sont jamais reconnus d'autre prince qu'eux-mêmes. Charbonnier reste, à jamais, maître chez soi. Si donc un Carbonaro est déchiré entre l'obéissance à la loi des guêpiers et l'acceptation des principes du carbonarisme, il devra faire fi des impératifs du prince, et choisir la fidélité à la Vente. C'est pourquoi nul n'est interdit de Vente s'il est rebelle à l'autorité constituée hors la Forêt. Mieux, la Vente peut être, si telle est la volonté des Bons Cousins, l'asile sûr pour celui qui vit hors des normes et subit la persécution du pouvoir constitué.

     

    9. - Aussi les Carbonari n'ont-ils pas grande estime pour l'idée d'une patrie qu'il faudrait préférer à une autre, et où les hommes auraient une valeur supérieure aux hommes d'une autre patrie. L'homme est un, sa souffrance est commune, par delà les frontières : elle est celle de la même misère économique, affective, culturelle et spirituelle. Cette misère-là ne connaît pas de frontière, parce que ceux qui la causent n'ont cure des législateurs nationaux et ont constitué depuis longtemps une association internationale de malfrats de la finance et de l'arrogance, de l'exploitation et de la laideur. C'est la raison pour laquelle, s'il s'agit de promouvoir l'idée d'une République, en sus de l'idée d'une République du Maquis, les Carbonari n'admettraient que l'idée d'une République universelle où la valeur d'un homme est elle aussi universelle, quelle que soit son origine nationale ou ethnique. Aussi le néo-carbonarisme est-il indifférent, dans le meilleur des cas, au prince de la patrie où la Vente est ouverte. Le néo-carbonarisme est aujourd'hui hostile à la défense partisane d'une nation ou d'une patrie, pour y préférer la mise en avant d'une solidarité internationale, la République universelle, autant que locale, la Vente de Charbonnerie.

     

    10. - La Vente particulière et la République universelle ont des intérêts convergents. Lorsque le prince se croit obéi par un Carbonaro, c'est que les intérêts du prince croisent incidemment ceux de la Vente particulière du Bon Cousin, et ceux de la République universelle à laquelle ce dernier travaille.

     

    11. - Comme société de métier, au même titre que d'autres, la Charbonnerie met au cour de ses préoccupations le Travail. Mais les préoccupations de la Charbonnerie étant initiatiques et traditionnelles, il faut entendre l'idée de Travail au sens d'Ouvre. C'est-à-dire que la Charbonnerie ne conçoit la nécessité de travailler que comme un moyen de transformer la nature et le monde, et de se transformer soi-même pour que s'accomplisse enfin l'Art. A ce titre, pour le Bon Cousin, il n'est de Travail que s'il s'accomplit dans l'Art révélant la Beauté.

     

    12. - Or le libéralisme détruit l'idée d'un Travail qui soit célébration de la Vie. Il fait du travail une obligation, déshumanisante et humiliante. Sous la tyrannie du libéralisme, l'homme n'a le droit de vivre qu'à la condition qu'il soit producteur et consommateur, et ce qu'il produit est laid, inutile, insignifiant et mortifère. Et si d'aventure, il refuse l'embrigadement sous les bannières du travail obligatoire, il se voit condamné à la mort lente par le chômage, de telle sorte que l'homme moderne est contraint de travailler pour avoir de quoi vivre. Alors, toutes ces heures passées au bureau, à l'atelier, à l'usine sont des heures de sa vie qu'il donne et qui s'écoulent vers les banques et les bourses, comme son sang le ferait vers un vampire. Et pendant qu'il travaille, il ne vit point.

     

    13. - Les néo-Carbonari n'acceptent pas la condamnation au travail à vie. Ils préfèrent vivre. Ils veulent que le travail abêtissant engendré par le capitalisme disparaisse, afin que chacun puisse se consacrer à la Vie. Ils veulent donc l'extension du chômage, de la liberté, du temps libre pour l'indolence, l'amour et la sagesse. Mais cela ne se pourra faire qu'à deux conditions : que soit réhabilitée l'idée que la vie ne s'arrête pas à l'activité professionnelle, et que l'argent confisqué par ceux qui condamnent les autres à travailler soit repris à ces voleurs, et qu'il soit restitué à la communauté des hommes.

     

    14. - C'est pourquoi tout Carbonaro est un ardent défenseur de la cause de l'Art ; il travaille ardemment à la libération du travail, et non pas à la libération par le travail. Il met en avant, par sa vie et son exemple, les valeurs de l'Art, qui sont la Joie et l'engendrement du Monde, et condamne les valeurs du travail en société bourgeoise qui sont l'esprit de sacrifice et la mort du fantastique. Aussi n'est-il de Bon Cousin que s'il est créateur, et non plus producteur. C'est pourquoi aussi tout Carbonaro est un adversaire résolu de la confiscation de la richesse par quelques privilégiés. Il agit ainsi comme ses Ancêtres qui vivaient dans une Forêt dont aucun n'était propriétaire personnellement mais que chacun entretenait avec respect.

     

    15. - Ce serait erreur que de croire le Carbonarisme religieux, au sens courant du mot, car il est à cent lieues de l'idée d'un dieu créateur, au sens où le poison s'est répandu autour du bassin méditerranéen. Le Carbonarisme privilégie le lien avec la nature, perpétuellement engendrée et engendrante, et cela suffit. Aux litanies du " ainsi soit-il ", elle préfère le constat de l'homme réconcilié avec le monde qui est le " ainsi cela est ". Aux implorations adressées au dieu unique, origine de toutes les certitudes et de toutes les intolérances, elle préfère le polythéisme sans prière de sa mère, la Terre, qui supporte son père, le Ciel.

     

    16. - Un Bon Cousin se soucie comme d'une guigne de la religion, comme la question de dieu lui paraît d'abord venir d'un désordre de l'âme. Aussi entendra-t-on peu en Vente de propos sur dieu, car si, dans les temps anciens, Théobald et ses moines ont su coloniser les Ventes et instiller le poison vénéneux des larmes du crucifié là où frayaient les fées, la Charbonnerie primitive est opposée par nature au monothéisme, et notamment au monothéisme chrétien. La christianisation des rituels, organisée par Rome pour conquérir ces dernières âmes rebelles des forêts d'Europe a été la cause d'une terrible dégénérescence de la véritable Charbonnerie initiatique et traditionnelle. Il a fallu que passe le XIXe siècle pour que les Carbonari italiens, alors tous pieux, embrassent avec leur Grand Maître Garibaldi la cause de l'anticléricalisme, pour qu'ils échappent enfin aux rêts des jésuites. Mais cette libération est un acquis de l'histoire de la Charbonnerie, et il n'est pas possible aujourd'hui d'imaginer un Carbonari être papiste.

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